Mégalodon, maxi-fantasmes

Publié par Revue ESPÈCES, le 12 septembre 2023   1.3k

"On reconnaît le rouquin aux cheveux du père et le requin aux dents de la mère."

Pierre Desproges

Auteurs

Cédric Dobin, étudiant en master 1 “Earth System Sciences”
Richard Monvoisin, didacticien des sciences, laboratoires TIMC, Université Grenoble-Alpes 
Illustration Arnaud Rafaelian

Cet article est issu du numéro 49 d'Espèces - Septembre 2023 avec l'aimable autorisation des auteurs. Je m'abonne !


Bien que l’histoire du squale géant Otodus megalodon remonte à 23 millions d’années, l’humanité ne prit que tardivement conscience de l’existence passée d’un animal aussi imposant. Seulement, a-t-il vraiment disparu ? Nombre d’auteurs, de fiction plus que de biologie, estiment encore possible l’existence de mégalodon (le nom d’espèce, megalodon, du grec ancien megas et odous, signifie littéralement “grandes dents”), à en croire les dizaines de médias produits ces vingt dernières années le mettant en scène, allant de bandes dessinées telles que la série Carthago de Christophe Bec publiée depuis 2007, au film En Eaux troubles (The Meg, 2018) , tiré du roman A Novel of Deep Terror de Steve Alten (1997) et qui met en scène un mégalodon caché dans une partie inconnue de la fosse des Mariannes. Scénario plausible ?

Affiche du film The Meg de J. Turteltaub (2018). Le monstrueux requin qui y figure est bien plus grand que les spécimens les plus massifs de mégalodon à avoir véritablement peuplé les mers.

D’abord, il faut l’admettre, les connaissances actuelles sur le mégalodon sont minces. Elles proviennent majoritairement de quelques vertèbres ayant été miraculeusement conservées à travers les âges – le tissu conjonctif souple de ces poissons, dits Chondrichtyens (du grec khóndros, cartilage) ne se fossilisant pas – et de dents fossiles pouvant atteindre 20 cm, retrouvées partout dans le monde et qui suggèrent une répartition côtière cosmopolite, à l’exception de l’Antarctique. L’étude de ces dents a permis diverses estimations de sa taille, de son poids ou de sa morphologie, fondées sur ce que l’on sait des actuels Lamniformes (de lamna, requin, en grec), ordre auquel appartient Carcharodon carcharias, le grand requin blanc et auquel le “meg” est (à tort ?) souvent comparé.

Le meg plus ultra

Il est aujourd’hui consensuel qu’Otodus (dent-oreille en grec) megalodon était, tout comme nos requins actuels, un poisson cartilagineux doté d’une mâchoire terriblement puissante. En estimant que les rapports entre la largeur des dents et la taille de l’individu sont constants chez des espèces taxonomiquement apparentées et en présupposant que des Lamniformes comme le grand blanc, le pèlerin ou le taureau étaient bien des cousins, certes lointains, d’Otodus, des études paléontologiques récentes ont estimé une taille moyenne du squale comprise entre 10,9 m et 20 m. À 17 m, le squale aurait atteint 59 tonnes, à 20 m, plus de 100, soit le double de la taille d’une orque ! La cage thoracique d’une baleine bleue aurait vraisemblablement pu être broyée par sa pression de mâchoire estimée au total entre 108 000 et 182 000 N. À titre de comparaison, un crocodile marin peut exercer une pression de 11 000 N, le score d’une orque est de 10 000 N et un Rottweiler dépasse difficilement les 2 000. Sachant que la pression nécessaire afin de briser un os humain varie entre 55 et 353 N/cm2, nous ne serions pour le meg qu’un vulgaire cure-dent. Quant à son allure, difficile à dire... peut-être une version géante du requin blanc, ou plus trapue, comme celle des requins dits “bouledogue” ou “taureau”.

En son temps, Otodus megalodon a vraisemblablement eu, on s’en doute un peu, la place de superprédateur dans son milieu, chassant alors de grosses proies, notamment de grands cétacés, pour subvenir à ses besoins caloriques estimés proches de 100 000 kcal par jour. Il a pu se rabattre sur des proies plus petites mais plus nombreuses telles que des cétacés à rostre Xiphiacetus bossi ou des Metaxytherium, genre éteint de mammifères marins apparentés à nos lamantins et dugongs actuels. Il existe une preuve, tout récemment publiée, d’une attaque de mégalodon sur un cachalot.

Adopte un meg

On estime la date d’extinction d’Otodus megalodon entre -3,6 et -2,6 millions d’années dans la période dite de “transition Zancléen-Plaisancien” du Pliocène marquée par des oscillations du niveau marin et d’autres paramètres océanographiques qui laissent présumer un changement dans la disponibilité des proies. La fragmentation de l’environnement du squale par le refroidissement général, après l’optimum climatique du Miocène, permit surement à ses potentiels repas de trouver refuge dans les mers polaires possiblement trop froides pour Otodus. Le chercheur américain Robert W. Boessenecker et ses collègues pensent qu’un autre facteur biotique serait vraisemblablement la cause de son extinction, à savoir la présence de cétacés macrophages, comme les orques, dont on constate la diversification dans les archives fossiles de cette époque, et la prolifération du grand requin blanc, dont les adultes auraient été de même taille que les jeunes mégalodons : toutes ces nouvelles espèces auraient alors fortement accru la concurrence alimentaire, au point de la rendre fatale au mégarequin. Une maxibouche, certes, mais plus grand-chose à mettre dedans...

L’une des proies possibles du mégalodon : Xiphiacetus bossi, un curieux dauphin du Miocène au rostre particulièrement allongé, dont les fossiles ont été retrouvés en Amérique du Nord (dessin TerribleReptiles77/CC).

Ne pas prendre des Nessie pour des lanternes

Art subtil, la cryptozoologie tente de déceler des traces de présence indirecte de vrais êtres vivants, baptisés cryptides, au milieu d’artéfacts créés par notre cerveau et d’un brouillard de fausses pistes fantasmatiques, dont celle, très tentante, d’imaginer qu’une espèce disparue ne l’est pas vraiment. Ainsi, gigantopithèques, ptérosaures et autres plésiosaures mobilisent encore les imaginaires. Évidemment, vu sa taille, il était prévisible que le mégalodon stimule le milieu de la cryptozoologie. Ainsi l’humain a-t-il imaginé divers scénarios afin de justifier une survie cachée de l’otodontidé, se figurant alors sa présence dans les fonds abyssaux ou les zones de thermoclines. Mais, de grosses ficelles en faux raccords, ces scénarios souffrent, à l’instar de certaines productions hollywoodiennes, de belles faiblesses.

Soyons clairs : la survie d’un tel géant des mers laisserait des traces visibles. Si Otodus megalodon avait un mode de vie similaire à celui du grand blanc, alors il devrait aussi rôder près des côtes et son apparition aurait dû être remarquée à de nombreuses occasions. Il est également plausible que les perturbations considérables dans les écosystèmes marins depuis quelques siècles auraient pu contraindre Odotus à changer son régime alimentaire, migrer hors de ses zones de chasse habituelles, et tenter de croquer de manière opportuniste ce qui se présente, comme un surfeur malchanceux. On peut certes imaginer qu’il serait devenu exceptionnellement rare, ce qui, combiné avec le fait qu’il se tiendrait à l’écart de l’espèce humaine, expliquerait pourquoi les “rencontres” n’aient pratiquement jamais lieu. Or, il n’est pas nécessaire de faire de la biologie des populations pour réaliser que même s’il ne restait qu’un seul mégalodon vivant en 2023, et même s’il avait la longévité présumée de 400 ans du requin du Groenland (Somniosus microcephalus), il lui aurait fallu un certain nombre d’aïeux durant les siècles précédents.

Et quid du scénario de sa survie en milieu abyssal ? Il pourrait être envisagé – le premier calmar géant, quoique décrit scientifiquement depuis 1853, n’a pu être saisi sur le vif qu’en 2004 –, mais les abysses forment un environnement aux températures très basses qui ne conviendrait pas à un lamniforme habitué aux eaux chaudes. De plus, ce milieu, peu peuplé, ne pourrait fournir les quantités de nourriture qu’Odotus avait besoin d’ingérer. Quant à la pression exercée par la colonne d’eau à une telle profondeur, elle aurait contraint lentement mais surement l’espèce à se modifier en aspect comme en physiologie, avec une taille probablement réduite. Le mégalodon ne pourrait habiter les abysses, qu’au prix... de ne plus être tout à fait le mégalodon archétypal si cher aux amateurs de l’étrange.

Pourtant, certains affirment l’avoir vu...

Et les témoignages, alors ? Il y en a un certain nombre, rapportant des requins géants parfois de plus de 100 mètres ! C’est le problème récurrent en cryptozoologie : comment trier entre les “vrais” témoignages et les témoignages involontairement ou volontairement erronés, voire les canulars ?

Car des montages photos ont été créés afin d’accréditer l’existence du mégalodon. Il y eut même un faux documentaire très polémique, Megalodon: The Monster Shark Lives, de Doug Glover et John McLaughlin (2013), qui parvint, par sa facture réaliste et ses acteurs incarnant des biologistes, à être diffusé sur Discovery Channel, soulevant une vague d’indignation.

Dent de mégalodon découverte dans la formation de Huarra, désert de l’Atacama, Chili (cliché G. Parent/CC).

Des cas un peu plus sincères ont néanmoins été recensés au cours du XXe siècle, comme celui d’immigrés grecs pêcheurs de langoustines de Port Stephens, en Australie, en 1918, qui furent terrorisés par un gigantesque requin blanchâtre venu mettre le bazar dans leurs casiers et que rapporta l’ichtyologue australien David G. Stead... 45 ans plus tard. Mais tout porte à croire qu’il s’agissait d’un beau représentant de Rhincodon typus, le requin-baleine.

Il y eut également le fameux cas de mars 1954, rapporté par l’aviateur (et passionné de pêche au gros) Pierre Clostermann dans un ouvrage en 1969 (Des poissons si grands) où le Rachel Cohen, cotre baignant dans les eaux indonésiennes de Timor, subit de nuit un choc violent avec un objet non identifié. Ce n’est que lors de la mise en cale sèche à Adélaïde, en Australie, que les marins auraient trouvé 17 dents de 8 cm de largeur et de 10 cm de longueur, plantées dans la coque du bateau selon la forme d’une mâchoire d’un rayon allant de 1 à 2 m selon les versions, ce qui laisserait présumer d’un requin de 24 m de long. Les biologistes marins un peu exigeants, comme le canadien Ben S. Roesch, ne se sont pas laissé convaincre, le témoignage ne renvoyant vers aucune donnée exploitable. Pire, le professeur néozélandais Norman Toby Simms, disparu en 2022, a cherché ce bateau au nom si particulier, et le seul bateau référencé avec ce nom a brulé dans le port de Darwin en... 1924, soit 30 ans plus tôt.

À peine plus concret, en 2013, l’équipe du documentariste David Riggs étiqueta des requins blancs en Australie afin de pouvoir suivre leur pérégrination. Parmi ceux-ci, une femelle de 3 m baptisée Shark Alpha. Dont la balise aurait été retrouvée quatre mois plus tard, sans sa propriétaire. La balise avait enregistré une plongée à grande vitesse à 580 m de profondeur et une augmentation brutale de température jusqu’à 25,5 °C, alors que celle du milieu ambiant n’est que de 7 °C à cette profondeur. L’équipe en est venue à la sensationnelle conclusion que l’animal aurait été dévoré par un individu plus grand encore, car selon Riggs, cet écart de température correspondrait au passage de la balise dans l’estomac d’un animal. Ces faits seraient impressionnants s’ils avaient fait l’objet d’une publication, mais Riggs, sans doute inspiré par le capitaine Achab dans Moby Dick, s’est contenté d’en tirer un documentaire, Hunt for the Super Predator en 2014, dont Carlos M. Duarte, à l’époque directeur de l’Ocean’s Institute à l’université d’Australie occidentale, dénoncera la base scientifique bien faible, car maints animaux auraient pu manger Shark Alpha, sachant que le grand requin blanc est réputé cannibale et que Deep Blue, le plus grand jamais observé, mesure 6 m pour 2,5 tonnes... Comme avait coutume de dire aux étudiants le médecin hollandais Pieter Klazes Pel au début du XXe siècle : « Si quelqu’un me dit qu’un animal à quatre pattes se promène dans le jardin d’à côté, bien qu’il puisse s’agir d’un tigre ou d’un éléphant, je penserai d’abord à un chat ou à un chien. »

Un dernier cas notoire nous vient de Nouvelle-Calédonie. En 1987, l’océanographe Bernard Séret drague les fonds marins et rapporte des dents de squales, dont une trentaine de dents présumées d’O. megalodon, qu’il confie au paléontologue Philippe Janvier du CNRS pour étude. Les médias firent une fixette sur l’une d’entre d’elles qui ne daterait que de 5 000 ans et soi-disant dans un « parfait état de conservation, vraiment très fraiche et à vrai dire assez peu fossile » (« Et si le mégalodon existait encore ? », Le Figaro, 22 aout 2018), ce qu’ont démenti Séret et Janvier eux-mêmes, montrant ainsi que le sujet se prête facilement, hélas, aux légendes urbaines.

Une reconstitution grandeur nature du mégalodon au Musée de l’évolution à Puebla, au Mexique. Il est souvent représenté comme une sorte de requin blanc géant car on a longtemps pensé qu’il appartenait à la même famille. Or, on le rattache désormais aux Otodontidés (voir page suivante) et donc son apparence pourrait en fait avoir été différente (cliché Sergiodlarosa/CC).

Requiem pour le requin

Requins “massifs” observés en Australie, squale de 20 m au Cap... Comme le dit l’adage, mille témoignages imparfaits ne forment pas une preuve solide. Avant de valider la survie du mégalodon, consensuellement considérée comme très peu probable, il faut se rappeler la maxime de David Hume dans le chapitre X de l’Enquête sur l’entendement humain (1748) : « Aucun témoignage n’est suffisant pour établir un miracle, à moins que le témoignage soit d’un genre tel que sa fausseté serait plus miraculeuse que le fait qu’il veut établir. »

Possible position phylogénétique des Otodontidae (famille éteinte à laquelle appartient le mégalodon) par rapport au Lamnidae, dans lesquels il était autrefois rangé (d’après Greenfield T., 2022 – Paleoichthys, 4, p. 1-9 ; silhouettes par O. E. Demuth/CC et I. Contreras/CC).


En somme, il n’y a pour l’instant aucune raison solide de penser que le meg ne se soit pas définitivement éteint il y a 2,6 millions d’années, probablement du fait des modifications dans son régime alimentaire, de la disponibilité des proies et de la concurrence avec Carcharodon carcharias ou autres superprédateurs. Cela n’empêche évidemment pas les esprits de s’échauffer, notamment dans des œuvres vidéoludiques et cinématographiques qui entretiennent des stéréotypes très négatifs sur les squales, eux qui ne causent en moyenne que quatre morts par an, contre 25 000 pour les chiens, 800 000 pour les moustiques, et ne parlons pas de notre propre espèce ! La systématique y est d’ailleurs souvent malmenée, comme dans le jeu Man Eater (2020) où le mégalodon représente le dernier stade évolutif du requin que le joueur contrôle. Il faut dire que classer la bête est un casse-tête. En 1837, Edward Charlesworth l’a d’abord appelé Carcharias megalodon, du même genre que le requin-marteau. Puis, en 1843, Louis Agassiz l’a renommé Carcharodon megalodon, le rapprochant alors au grand requin blanc. À la fin du XXe siècle, il a été provisoirement rebaptisé Carcharocles megalodon. Puis, au XXIe siècle, le meg est sorti de la famille des Lamnidae, pour être rangé dans celle des Otodontidae – un groupe aujourd’hui totalement éteint –, au genre Otodus et au sous-genre Megaselachus. Si requin blanc et mégalodon ont bien entendu un ancêtre commun, le grand blanc est plus proche du requin mako (Isurus oxyrinchus) que du mégalodon, et celui-ci ne risque pas d’être le dernier stade évolutif d’un requin actuel. À la rigueur le dernier stade évolutif de nos frayeurs irrationnelles modernes dans l’obscurité des cinémas...

Les auteurs remercient Philippe Janvier et Benoit Grison pour leur aide sur cet article.

Références bibliographiques

Boessenecker R. W. et al., 2019 – “The Early Pliocene extinction of the mega- toothed shark Otodus megalodon : a view from the eastern North Pacific”, PeerJ, 7 (Doi : 10.7717/peerj.6088).

Godfrey J. et al., 2021 –Otodus-bitten sperm whale tooth from the Neogene of the Coastal Eastern United States”, Acta Palaeontologica Polonica, 66(3), p. 599-603 (Doi : 10.4202/app.00820.2020).

Perez V. et al., 2021 – “Body length estimation of Neogene macrophagous lamniform sharks (Carcharodon and Otodus) derived from associated fossil dentitions”, Palaeontologia Electronica, 24(1), a09 (Doi : 10.26879/1140).

Pimiento C. et Clements C. F., 2014 – “When did Carcharocles megalodon become extinct? A new analysis of the fossil record”, PLoS ONE, 9(10) (Doi : 10.1371/journal.pone.0111086).

Roesch B. S., 1998 – “A critical evaluation of the supposed contemporary existence of Carcharodon megalodon”, The Cryptozoology Review, 3(2), p. 14-24.

Séret B., 1987 – “Découverte d’une faune à Procarcharodon megalodon (Agassiz, 1835) en Nouvelle- Calédonie (Pisces, Chondrichthyes, Lamnidae)”, Cybium, 11(4), p. 389-394 (disponible ici : bit.ly/Séret_1987).